A la
fin de Décembre 1916, par un hiver
considéré comme l'un des plus rigoureux du
siècle, le petit garçon que j'étais
alors habitait à l'arrière du front un village
où le bruit ininterrompu du canon - 24 heures sur 24
- avait accompagné les premières années
de sa vie.
La présence d'une population civile à
proximité des premières lignes allemandes
n'était pas souhaitée par l'occupant. Celui-ci
favorisait parfois les départs vers "la France" des
vieillards, femmes et enfants des "régions envahies"
comme on disait à cette époque.
Ma mère, sans aucune nouvelle de mon père
depuis Août 1914, décida de profiter de cette
opportunité.
C'est ainsi que je me trouvais un jour enveloppé
dans une couverture et installé auprès de ma
mère sur la planche inconfortable d'une charrette
à cheval. Après 7 Km parcourus par un froid
glacial, je me retrouvais sur la banquette en bois d'un
compartiment de chemin de fer, non chauffé, non
éclairé ; les vitres étaient blanchies
et interdiction absolue était faite de regarder
à l'extérieur.
Après 48 heures d'un voyage interminable, la
portière s'ouvrit enfin sur le quai de la gare de
SCHAFHOUSE, en SUISSE -. Je veux ici témoigner de
l'accueil particulièrement chaleureux des Suisses.
Après nous avoir distribué des vêtements
chauds, ils nous dirigèrent vers une table de
restauration sur laquelle étaient disposés
pain blanc, café, chocolat, beurre, tous produits que
je ne connaissais pas en raison des restrictions
alimentaires rigoureuses imposées par les
autorités occupantes.
Malgré mon jeune âge, ces
événements m'ont marqué
profondément et aujourd'hui encore -80 ans
après- j'en conserve un souvenir très
précis.
La dernière image qui me reste de ce voyage, aux
multiples péripéties est celle de ma
mère pleurant sur le quai de la gare de LYON, assise
sur son maigre baluchon. J'avoue que je la regardais avec
étonnement ne comprenant pas très bien la
raison de son chagrin après ce qui avait
été mon premier voyage agrémenté
de tant de belles et bonnes choses.
Je
vous prie d'excuser ce préambule un peu long, au
caractère très personnel, mais je pense que ce
sont ces événements qui m'ont rendu
particulièrement sensible et réceptif au drame
que mes amis hongrois ont vécu en 1957.
Je crois avoir l'heureux privilège d'être le
dernier témoin de cette épopée
hongroise à CAMBRAI. Permettez-moi d'en
évoquer quelques points essentiels.
Vers la mi-juin 1957, j'avais été
informé par mon Administration de l'arrivée
prochaine d'un convoi de quelques 400 réfugiés
hongrois venant d'un camp d'internement en YOUGOSLAVIE. Ils
avaient choisi librement, à titre temporaire ou
définitif, la FRANCE comme terre d'accueil.
La mission qui m'avait été confiée
était de trouver un emploi à chacun, suivant
ses désirs, dans la mesure du possible et d'assurer
l'hébergement, ce qui présentait de grosses
difficultés, CAMBRAI vivant encore les
conséquences des bombardements de 1944. Inutile de
vous dire que la tâche m'apparaissait bien difficile
et bien lourde.
L'arrivée du train était initialement
prévue pour 19 h 30 en gare annexe.
Notre délégation comprenant M.PENEL,
Sous-Préfet de CAMBRAI ; M.GERNEZ, Maire de CAMBRAI ;
M.BOUCLY, Commissaire de police le Commandant BACHY, un
représentant de la Croix Rouge et moi-même
étions chargés de l'accueil.
Après l'annonce de plusieurs retards
consécutifs, ce n'est qu'à 23 heures
qu'apparut le train. Il fut dirigé sur une voie de
garage, sous le feu des projecteurs installés par la
base aérienne de CAMBRAI-EPINOY.
La première image recueillie à travers la
vitre d'un compartiment est celle d'une femme portant un
enfant dans ses bras et lui agitant la main, en signe
d'amitié.
Dès l'arrêt du train, je vis descendre une
foule de personnes partant peu ou pas de bagages, l'air
quelque peu hagard, leurs visages étaient
marqués par la fatigue consécutive à
plusieurs jours de voyage, après un long
séjour dans un camp de YOUGOSLAVIE. Ils regardaient
autour d'eux, avec un air interrogateur, inquiet et quelque
peu résigné. Leur attitude
générale témoignait des terribles
épreuves qu'ils venaient de traverser.
Je puis vous assurer que la vision de ce groupe d'hommes,
de femmes, de jeunes enfants, d'adolescents seuls pour
certains, à l'allure hésitante, sous la
lumière brutale, je dirai même cruelle des
projecteurs formait un tableau qui avait quelque chose de
tragique.
Derrière cette vision, profondément
ému, je revoyais en surimpression l'image de ma
mère pleurant sur le quai de la gare de LYON !
Invités à monter dans les cars mis à
disposition par la base aérienne, nos amis furent
conduits à la Citadelle où
l'hébergement était assuré par
l'Autorité militaire.
Dès le lendemain, je commençais à
recevoir chacun d'eux pour un premier contact et
l'établissement d'une fiche d'identité. Mon
second entretien, plus approfondi, était
destiné à recueillir tous renseignements sur
leurs désirs, leur formation, leur expérience
professionnelle en vue d'une mise au travail vivement
souhaitée par tous. J'étais aidé dans
cette tâche par une collaboratrice
détachée de mon bureau - Mademoiselle CAGNON-
et surtout par deux excellents interprètes, Madame
FRISCH et sa fille à qui je dois rendre hommage pour
leur compétence et leur efficacité.
L'extrême variété des solutions
à chercher me fit dès l'abord, prendre
conscience de la complexité de la tâche
à accomplir. En effet, j'étais en face d'un
groupe constitué d'un échantillon complet de
population, allant du docteur en médecine au juriste,
notaire, ingénieur, professeur, membres du corps
médical, artistes, étudiants, professionnels,
jeunes adolescents seuls.
Je veux tout d'abord commencer par évoquer le
souvenir des premières victimes à CAMBRAI.
Dès le lendemain de l'arrivée, j'ai
dû faire hospitaliser M. NEDIES OSKAR dont le
psychisme n'avait pu surmonter le traumatisme des
événements qu'il avait vécus. Il ne
s'en remit pas. Une huitaine de jours après, Me
HAJAGOS TIBOR, notaire, accompagné de sa femme et de
trois enfants décédait à la Citadelle,
le 21 juin 1957, après une courte maladie à
caractère infectieux.
Enfin le cas le plus tragique fut celui du jeune
KOLOZSVARI LASZLO, âgé de 22 ans qui se suicida
le 14 Novembre 1957, incapable de supporter les
épreuves subies, sa solitude affective, le mal du
pays et les difficultés d'intégration.
J'aimerais qu'une pensée de compassion soit
réservée à leur souvenir. Dans le grand
mouvement de la révolution, ils ont été
des victimes directes et parfois, peut-être un peu
oubliées.
Je dois dire et souligner que le travail
considérable de reclassement que j'avais à
accomplir a été grandement facilité par
la sympathie agissante de toute la population
cambrésienne et des environs, par le soutien des
milieux sociaux et religieux et surtout par la bonne
volonté témoignée par les employeurs de
la région ... il est vrai que les conditions
économiques de l'époque étaient
particulièrement favorables.
Les souvenirs affluent encore à ma mémoire
; je ne puis entrer dans le détail de leur
évocation, lis sont trop nombreux malgré les
années. Je rappellerai seulement quelques cas
marquants.
- Je revois... le Docteur SZABO qui ne put exercer sa
profession, les équivalences n'étaient pas
reconnues. Grâce à la bienveillante
intervention d'un médecin de CAMBRAI il se vit
proposer un modeste emploi à l'Institut PASTEUR de
LILLE, en attendant son départ pour le CANADA.
Malheureusement, la situation, des autres membres du
Corps Médical - infirmières, assistants - n'a
pu être traitée de façon aussi
heureuse.
- Je revois M.BARTEKY, Docteur en droit et Madame,
Artiste-Peintre. Après bien des démarches sans
suite, je les ai orientés vers le collège
protestant du Chambon sur Lignon très
célèbre par ailleurs pour l'action poursuivie
pendant la guerre, en faveur des Juifs. M.BARTEKY
était chargé de donner des cours à des
jeunes étudiants hongrois qui étaient dans
l'attente d'une connaissance suffisante de la langue
française leur permettant une intégration dans
le circuit de l'Education Nationale.
- Je revois Maria présentant des
références de pilote d'avion et de monitrice
de vol à voile. Nos démarches auprès
des différentes compagnies d'aviation étant
restées vaines, elle entra dans un grand
établissement textile de la Ville - en
désespoir de cause. Je la revois devant sa machine,
enfilant des mailles de tricot sur des aiguilles et levant
les yeux au ciel avec nostalgie à chaque passage
d'avion.
- Je revois cet excellent menuisier -aujourd'hui connu de
tous- qui après quelques jours de travail se retrouva
devant la porte de son entreprise fermée pour
congés payés. Comme c'était aussi la
fête locale, il se rendit célèbre par
ses démonstrations de lutteur de foire. Il est parmi
nous et pourrait peut-être nous raconter cette
aventure qui a des aspects hautement comiques.
- Je revois cette autre Maria, radio-amateur, qui
retrouva ses correspondants dans la région. Le monde
est parfois heureusement petit ! !
- Je revois M. GYÖRFY ISTVAN, Adjoint au
Général MALETER, condamné à
mort, évadé et dont l'histoire
mériterait un long développement.
Envoyé en Colombie comme responsable d'un atelier de
bonneterie créé par son employeur
cambrésien. Il décéda peu de temps
après victime d'un accident de la route.
- Je revois Madame BALOGH OLGA qui déclara
être maçon. En réponse à ma
question pour savoir ce qu'elle désirait faire, elle
répondit avec un accent de conviction profonde
"N'importe quoi, mais plus ça !". Cette dame ne me
paraissait pas avoir une vocation de bâtisseur !
- Je revois M. BIRO SANDOR qui passait pour avoir
détruit 13 chars soviétiques au cocktail
Molotov.
- Je revois M. KOCSIS LAJOS fondeur de cloches qui
créa dans la banlieue de CAMBRAI une fonderie
d'aluminium. Accablé de malheurs domestiques par la
mort d'un enfant handicapé et le décès
de sa femme, peu après, il se laissa pratiquement
mourir.
- Je revois M. NOVE, joueur de cymbalom qui grâce
au concours de M.KISS LAJOS, Président de
l'Association des Artistes Hongrois libres à Paris
put reprendre une activité conforme à ses
compétences.
- Je revois M. ESCHER BALINT, ingénieur en
électronique, marié dans la région, qui
devint un directeur technique d'une grande usine des
environs de Paris.
- Je revois M. JAKO PAL, professeur de
mathématiques qui, navré de ne pouvoir mettre
en uvre ses connaissances, retourna en Hongrie
quelques mois après son arrivée.
- Je revois le jeune SANDOR à qui le menu
proposait un artichaut, légume qu'il ne connaissait
pas ; consciencieusement il en mangea la totalité le
fond et le foin, pour le plus grand dommage de son estomac
qui manifesta son insatisfaction !
- Je revois le jeune KULCSAR JANOS, beau comme un dieu
musicien, poète, compositeur et excellent guitariste.
Quand, parfois, il m'arriva de le rencontrer au sein d'une
famille hongroise où j'étais invité,
dès la fin du repas il suffisait de quelques accords
de guitare et tout le monde se retrouvait rêvant sur
les bords du lac Balaton ou galopant follement à
travers la puszta. J'avais commis l'erreur de le confier
à un notaire, un peu vieille France. Dans ce milieu
incompatible avec le sang ardent qui coulait dans ses
veines, tzigane par sa mère, la séparation
était inévitable. JANOS voulait aller à
LILLE. Le notaire paya le voyage et lui remit 10.000 Francs
- de l'époque. Dès son arrivée à
LILLE, face à la gare, un magasin d'instruments de
musique présentait en vitrine une guitare valant
10.000 Francs. Sans abri, sans travail assuré, JANOS
n'hésita pas un instant, il entra et acheta la
guitare. Heureusement le marchand se montra
compréhensif, il ne prit que 5.000 Francs le reste
devant être remboursé au fur et à mesure
des possibilités.
- Je revois... J'en revois tellement que je ne puis
poursuivre une énumération qui deviendrait
fastidieuse.
Ma mémoire aussi a des lacunes.
De tous ces réfugiés, beaucoup se sont
intégrés dans de bonnes conditions
après un début parfois difficile ; certains
sont partis vers le Nouveau Monde estimant être trop
près des dangers de l'Est, d'autres enfin sont
retournés en Hongrie.
Avant de terminer, je voudrais rendre hommage à
l'action menée par le pasteur hongrois LASZLO LEHEL,
délégué de la Cimade et qui joua un
rôle essentiel dans l'envoi des jeunes
étudiants au collège de Chambon.
Il eut également l'occasion d'exercer son
ministère auprès de ceux qui connaissaient des
situations spécialement tragiques.
Citons enfin M. HELOIR, directeur de l'Ecole Jules FERRY
qui donna bénévolement son temps pour fournir
à ceux qui le souhaitaient les premiers
éléments de français.
Le Centre d'accueil des réfugiés cessa son
activité dans la seconde quinzaine d'octobre 1957. On
peut considérer qu'une solution positive avait pu
être donnée à l'ensemble des demandes.
Les résultats ont pu être obtenus
grâce au courage et à l'énergie qui
animaient tous les réfugiés ; leur
volonté tenace a permis d'aboutir. Si j'ai perdu le
contact avec la plupart d'entre eux, il m'est
agréable de constater que tous ceux qui sont
restés dans la région ont réussi leur
réinsertion dans d'excellentes conditions.
Qu'ils en soient félicités et
remerciés à la fois, car cette
opération m'a permis de découvrir la richesse
culturelle de ce peuple et de connaître la
satisfaction d'avoir participé avec succès
à une uvre humanitaire à laquelle je
m'étais entièrement dévoué.
CAMBRAI, LE 5 OCTOBRE 1996
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